Les Autres d’Alejandro Amenábar

Les Autres

Les Autres

Jeudi 8 novembre à 20h50 sur Arte on pourra voir ou revoir Les Autres (The Others, 2001) d’Alejandro Amenábar.

Nous vous parlions récemment du Corrupteur de Michael Winner, film étrange qui décidait sans que personne ne lui demande de raconter les événements scabreux et tragiques qui s’étaient déroulés avant le début des Innocents de Jack Clayton, d’après Le Tour d’écrou d’Henry James. Les Autres propose quant à lui une variation, ni remake ni suite, autour du classique de Clayton.

1945, sur l’île de Jersey. La guerre est finie, mais le mari de Grace n’est pas revenu du front. Elle élève seule ses deux enfants dans une grande maison, plongée dans l’obscurité. Son fils et sa fille souffrent d’une maladie rare, et la lumière peut les tuer. Parallèlement à l’intrusion de trois domestiques venus de nulle part, la jeune femme ne va pas tarder à découvrir que d’autres visiteurs – des fantômes ? – menacent la tranquillité de la demeure. Il y a dans Les Autres une très belle scène – presque barthésienne – dans laquelle Nicole Kidman (Grace) contemple avec effroi et fascination un album de photographies de morts posant une dernière fois devant l’objectif. Le fantôme est un vestige d’humanité, une trace visuelle, une image persistante, une enveloppe qui survit à son corps d’accueil. C’est donc par essence un vrai personnage de cinéma, et les spectres ont depuis toujours accompagné cet art dans son évolution technique et esthétique, des ombres vampiriques de l’expressionnisme aux ectoplasmes numériques de Final Fantasy. Mais, pour paraphraser Bresson, le cinéma est déjà un trucage, et ajouter un trucage à un autre trucage est une redondance destructrice. Devant cette escalade technologique, certains cinéastes ont retenu la puissance évocatrice des corps, le poids des fantômes. Puisque les nouvelles images brillent par leur inconsistance, pourquoi ne pas rendre à ces corps fantomatiques une densité moins paradoxale qu’il n’y paraît ? Dans Sixième Sens, les fantômes ont autant de corporéité que les vivants (Shyamalan a retenu la leçon du Kubrick de Shining.) Dans Sous le sable de François Ozon les apparitions fantasmatiques de Bruno Cremer pèsent de toute la gracieuse masse de l’acteur. Au début des années 2000 on pouvait ajouter le nom d’Alejandro Amenábar à cette bonne compagnie de filmeurs inspirés de fantômes. Contrairement aux titres précédemment cités Les Autres tourne le dos aux oripeaux de la modernité, puise dans le folklore du film de fantômes (écouter l’utilisation impressionnante du son) et lorgne volontairement vers une forme cinématographique davantage passéiste que classique et une tradition littéraire féconde : les histoires de maisons hantées. Si Les Autres part d’un scénario original (écrit par le cinéaste, également auteur de la musique), le film fait inévitablement penser à un classique de la littérature, Le Tour d’écrou d’Henry James adapté au cinéma par Jack Clayton sous le titre Les Innocents en 1961, un beau film anglais un peu guindé, défaut auquel Les Autres échappe comme par miracle. Même passéisme des costumes et des décors, même héroïne blonde (rousse ?) sévère et tourmentée (Nicole Kidman remplace Deborah Kerr). Mais le film trouve son autonomie et parvient à faire du neuf avec du vieux, à ressusciter l’espace de quelques plans tout un patrimoine du cinéma fantastique pour accoucher d’une proposition de cinéma originale et personnelle. Une idée très forte justifie à elle seule le film : l’obscurité, moteur horrifique de tant de films, devient ici la condition du salut des enfants malades et de leur mère protectrice.

Deborah Kerr et Martin Stephens dans Les Innocents de Jack Clayton

Deborah Kerr et Martin Stephens dans Les Innocents de Jack Clayton

Faussement académique Les Autres ressemble à un audacieux monochrome noir, un film plongé dans les ténèbres. Le champ dramatique est drastiquement circonscrit à l’intérieur de la demeure et à son jardin, et la seule incursion dans un périmètre plus large donne lieu à une scène magnifique, également monochrome, dans laquelle la pénombre des pièces aveugles de la maison se substitue à un écran tout aussi opaque, mais clair, de brouillard. Perdue sur un chemin boisé au milieu d’un épais nuage blanc, l’héroïne verra surgir de ces limbes la silhouette de son mari porté disparu à la guerre. C’est un des premiers indices que donne le film, avant la révélation finale, sur l’identité de ses protagonistes. La cohabitation difficile des morts et des vivants, la quête d’harmonie entre deux mondes concomitants, voilà des thèmes que n’aurait pas renié le plus grand des cinéastes fantastiques, Jacques Tourneur.

À cette exploration de l’au-delà comme univers voisin du nôtre, Les Autres ajoute l’étude d’un personnage féminin d’une grande complexité et servi avec le génie de Nicole Kidman, qui interprète une femme acariâtre et névrosée, extraordinairement belle et bouleversante malgré l’austérité de son rôle.

Transfuge du jeune cinéma espagnol aux marges du fantastique (Tesis, Ouvre les yeux, deux premiers films prometteurs), Alejandro Amenábar signe avec Les Autres un très bel objet de cinéma et parvient à glisser dans un film de studio (et de genre) beaucoup de gravité, de trouble et d’aspérité. Ce refus de la séduction factice des effets spéciaux, du rythme trépidant au profit de la psychologie et de la poésie rétro correspond peut-être à l’idée que se fait l’Amérique du cinéma d’auteur européen. Cette idée est forcément réductrice, mais elle a parfaitement servi, le temps d’un film, le talent et les ambitions d’un cinéaste qui a beaucoup moins convaincu avec ses réalisations suivantes, ampoulées et prétentieuses.

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1 Response to Les Autres d’Alejandro Amenábar

  1. dourvac'h says:

    Merci aussi pour ce très bel article about “The Others” d’A. Amenabar… J’observe seulement que je suis en désaccord quant au jugement final abrupt sur la valeur artistique de “Mar adentro” (2004) et d’ “Agora” (2009) que j’ai trouvé passionnants dans leurs genres cinématographiques respectifs (“drame psychologique” puis “peplum anti-osbcurantiste”), même si très éloignés du fabuleux classicisme gothique et inventif des “Autres”… En fait, je pense qu’Alejandro Amenabar est désormais au sommet de son art — capable de TOUT créer avec le même talent et son égal professionnalisme… Un artiste “à suivre”, qui sait mettre en images toutes les ressources de son empathie pour l’humain … Amitié !

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