Brian De Palma, suite et fin?

Mission impossible (1996)

Mission impossible (1996)

Brian De Palma est sans aucun doute le plus artiste, le plus flamboyant des cinéastes hollywoodiens apparus dans les années 70.

De Palma est un cinéaste passé de l’euphorie dévastatrice de ses premiers brouillons « underground » au romantisme noir de ses films fantastiques, puis au cynisme absolu et à la misanthropie de ses thrillers et de presque tous ses films depuis Scarface en 1983. Éternel rebelle et expérimentateur il navigue depuis quarante ans en eaux troubles, marginal au sein du système, ayant ralenti son rythme de production à cause des échecs de ses derniers films. Attendons de voir ce qui va se passer avec Passion, mais nous préférons passer sur ce film. Auteur d’une œuvre beaucoup plus personnelle qu’il n’y paraît ses réussites sont aussi spectaculaires que ses fiascos.

Brian De Palma perpétue une tradition qui veut que certains cinéastes honnis par l’establishment américain soient portés aux nues par les cinéphiles européens qui furent ses premiers admirateurs. En France cela a commencé avec Jean Douchet puis Michel Chion encensant Blow Out dans « Les Cahiers du cinéma », tandis que le public l’avait déjà adopté dès Carrie et Phantom of the Paradise. Les Américains considèrent en général De Palma comme un fumiste prétentieux capable au mieux de faire gagner de l’argent aux studios, au pire de les ridiculiser avec des croûtes grotesques. Même si une réévaluation tardive grâce aux vrais cinéphiles américains est enfin parvenue à l’imposer comme un grand cinéaste. Le fait que De Palma se soit le plus souvent exprimé par le biais du cinéma de genre n’arrange pas les choses. Rien de tel à Hollywood que de réaliser des films d’horreur stylisés pour passer pour un tocard. Si vous vous permettez en plus de citer Alfred Hitchcock dans des films plein de sang et de sperme et d’aligner bides sur bides, l’anathème est jeté. La politique des auteurs a connu depuis les années 50 bien des dérives, mais il apparaît évident que c’est De Palma, avec des fortunes diverses, qui hérite avec le plus de justice de cette lourde étiquette d’auteur hollywoodien. Il est d’ailleurs le premier à en être persuadé, cerclé d’une carapace d’orgueil.

Le Dahlia noir (2006)

Le Dahlia noir (2006)

Brian De Palma jouit d’un statut différent des autres « wonderboys » de sa génération, apparus au début des années 70. Contrairement à Coppola, il ne compte dans sa filmographie aucun triomphe suffisant pour lui assurer l’impunité à vie ; il n’a pas conquis un statut d’intouchable comme Scorsese et, trop pessimiste et tourmenté, n’a jamais offert au grand public un divertissement à la Spielberg. De Palma est incapable de se couler dans l’anonymat du blockbuster hollywoodien. Tout simplement parce que c’est un styliste et que sa mise en scène peut survivre, du moins par bribes, à n’importe quel carcan. Ses derniers films hollywoodiens en date, Mission to Mars et Le Dahlia noir le prouvent. Il s’agit pour l’un d’un cadeau empoisonné sur lequel De Palma fut catapulté au dernier moment, mais qui contient une poignée de passages anthologiques, effets de signature vraiment magnifiques, pour l’autre d’une production Nu Image/Millenium tournée dans des studios bulgares avec un budget inférieur aux ambitions du cinéaste, malgré une distribution relativement prestigieuse.

Obsession empruntait une idée cinématographique à Sueurs froides (le dédoublement post mortem du corps aimé qui s’accompagne d’une névrose traumatique et d’un sentiment de culpabilité), Pulsions à Psychose et Body Double à Fenêtre sur cour. Mais l’influence hitchcockienne chez De Palma est très superficielle. Il a longtemps voulu être le Godard américain, avant de ressembler de plus en plus à Robert Aldrich, sans doute le cinéaste dont il est le plus proche, esthétiquement, politiquement et thématiquement. La veine morbide et sentimentale de De Palma se conclut avec Blow Out (1981), chef-d’œuvre et échec total au box-office. https://olivierpere.wordpress.com/2012/08/15/blow-out-de-brian-de-palma/

De Palma, on comprend pourquoi, va entrer dans sa période cynique avec Scarface (1983), nouvelle version monstrueuse et jouissive du classique de Hawks. https://olivierpere.wordpress.com/2011/10/07/scarface-de-brian-de-palma/

Il enchaîne avec le très pervers Body Double (1984), étude sur le corps au cinéma et enterrement de sa fixation hitchcockienne à la sauce gore et porno.

Dans Body Double un acteur au chômage prisonnier de ses névroses est le témoin impuissant du meurtre de sa voisine et découvre qu’il a été victime d’une machination. C’est le grand film malade de De Palma au sein d’une œuvre déjà très malade. Body Double mêle le voyeurisme de Fenêtre sur cour et la nécrophilie de Sueurs froides. De Palma explicite la violence sexuelle cachée dans les modèles hitchcockiens (la seconde moitié de Body Double se déroule dans les milieux de la pornographie.) C’est profondément cynique et pervers mais aussi extraordinairement brillant et envoûtant. A condition d’être soi-même pervers ?

De Palma connaît ensuite une décennie d’errements de la fin des années 80 à celle des années 90 où il s’essaie à différents genres sans doute pour fuir l’étiquette de « prince du Grand Guignol ».

Les Incorruptibles (1987)

Les Incorruptibles (1987)

Après les provocations de ses films sanglants et sexuels et de son film de gangster ultra-violent, De Palma est obligé de se calmer un peu. Si sa comédie sur la mafia Wise Guys (1986) et sa satire Le Bûcher des vanités (The Bonfire of the Vanities, 1990) sont des ratages et des échecs à plus ou moins grande échelle, il obtient avec Les Incorruptibles (The Untouchables, 1987) l’un de ses plus gros succès au box-office.

Version cinématographique d’une célèbre série télévisée des années 60 qui ne respecte en rien l’univers et l’esthétique de son modèle, cette édifiante histoire de flics intègres chargés de combattre le crime dans le Chicago de la Prohibition s’éloigne aussi de l’univers du cinéaste de Pulsions. Les personnages de De Palma ont toujours été des antihéros faibles tourmentés par des pulsions inavouables, des parias ou des victimes persécutées, jamais de preux redresseurs de torts comme l’agent du FBI Eliot Ness, incorruptible et bon père de famille campé par un Kevin Costner monolithique. Devant le scénario réactionnaire de David Mamet De Palma ne se risque pas à la moindre touche d’ironie mais aidé par un gros budget il réussit néanmoins quelques morceaux de bravoure magnifique et sa mise en scène est impeccable. La part de grandiloquence échoit à un Robert De Niro en Al Capone flamboyant mais aux apparitions chronométrées. Nous sommes loin de Scarface dont Les Incorruptibles est l’antithèse.Évidemment le public et la critique réservèrent aux États-Unis et partout ailleurs un accueil triomphal à cette production nette et sans bavure alors que le romantisme baroque et les dispositifs formels de De Palma dans ses films personnels écopaient souvent de lazzis ou d’injures.

Outrages (1989)

Outrages (1989)

C’est le cas d’Outrages (Casualties of War, 1989), grand film encore sous-estimé dans l’œuvre de De Palma. Un soldat est le témoin du viol d’une jeune vietnamienne par des membres de sa section. Il décide de les dénoncer. De Palma s’inspire du même fait-divers que Elia Kazan dans Les Visiteurs. La guerre vue comme un film d’horreur morbide tendance Body Double : De Palma s’aventure dans la dénonciation politique sans renoncer pour autant à ses thèmes de prédilection, le voyeurisme et la culpabilité.

Après le triomphe des Incorruptibles Outrages et Le Bûcher des vanités sont de gros échecs. De Palma décide alors de retourner au thriller mais cela ne l’incite guère à la sagesse, puisqu’il réalise avec L’Esprit de Caïn (Raising Cain, 1992) son film le plus excentrique, véritable traité de décomposition des images où le cinéaste décortique non plus l’œuvre d’Hitchcock mais son propre cinéma. Seuls quelques fans suivent leur cinéaste d’élection dans ses recherches, les autres décrochent.

L'Esprit de Cain (1992)

L’Esprit de Cain (1992)

De Palma revient sur le devant de la scène, du moins en Europe, avec L’Impasse (Carlito’s Way, 1993) néo film noir à la nostalgie et à la confection un peu lourdes mais qui passe pour un pur chef-d’œuvre. De Palma signe une trilogie sur la trahison : L’Impasse, Mission : impossible (1996), Snake Eyes (1998). La misanthropie du cinéaste est à son comble. Les films proposent un enchevêtrement de coups bas, complots œdipiens et corruptions. Des trois, Mission : impossible est le meilleur, éblouissante démonstration de la capacité de De Palma à transformer une superproduction contrôlée par une star difficile (Tom Cruise) en film intime dans lequel le cinéaste ne cède en rien à sa vision du monde et du cinéma. Hélas Snake Eyes est un film vain qui fonctionne à vide. Après un intermède martien bien meilleur qu’on l’a dit à sa sortie, Mission to Mars (2000) https://olivierpere.wordpress.com/2011/10/04/mission-to-mars-de-brian-de-palma/

De Palma, définitivement fâché avec Hollywood, tourne Femme fatale en France, Le Dahlia noir en grande partie dans des studios de Sofia, Redacted en Jordanie avec des capitaux américains et canadiens et Passion à Berlin. Exil forcé pour le cinéaste que les studios ne veulent plus produire.

Femme fatale (2002) est un intermède français passionnant par ses aspects expérimentaux mais peu enclin à le réconcilier avec les sommets du box-office. https://olivierpere.wordpress.com/2012/09/10/femme-fatale-contre-passion-de-brian-de-palma/

Le Dahlia noir (The Black Dahlia, 2006), adaptation problématique du célèbre roman, reprise des mains de David Fincher, permet à De Palma de signer un polar soucieux de transcender la commande non seulement par des effets de style reconnaissables entre tous mais aussi par une perversité et une intelligence à l’œuvre dans ses meilleurs films.

Le Dahlia noir est une lecture fidèle du roman d’Ellroy mais c’est aussi une appropriation de Brian De Palma. On y retrouve la plupart des obsessions du cinéaste : le cinéma, la violence, le mystère de la sexualité féminine ainsi qu’une approche morbide de l’amour qui mêle voyeurisme, fétichisme et nécrophilie. Les plus beaux passages de ce film difficile à aimer sont les « screen tests » de l’actrice retrouvée morte coupée en deux avec en voix off De Palma lui même qui lui pose des questions. Et une scène de mort violente où deux corps enlacés s’écrasent en tombant d’un escalier. Mais cela ne suffit pas à faire, hélas, un film très réussi, tant la reconstitution historique, le scénario et l’interprétation laissent sceptiques.

Redacted (2007)

Redacted (2007)

Redacted (2007) est plus intéressant car il choisit des partis-pris esthétiques et une approche du cinéma à l’opposé de ses précédents films, tout en restant du pur De Palma. D’ailleurs, si Redacted semble entrepris en réaction contre Le Dahlia noir (sujet d’actualité contre mode rétro, casting d’inconnus contre nouvelles stars, imitation des images de google et de vidéosurveillance contre forme hollywoodienne dégradée). De Palma prend le risque pour la première fois avec Redacted de mettre en scène des images ingrates, laides, sans valeur esthétique ni morale, inspirées des nouveaux réseaux de communication, d’information et de diffusion, pour traiter d’un sujet obscène : le viol et le meurtre d’une jeune iraquienne par des soldats américains. Redacted est donc le remake d’Outrages et confirme que De Palma considère le viol d’une jeune fille sans défense comme la meilleure métaphore cinématographique de l’horreur de la guerre. C’est aussi, plus paradoxalement, et comme l’avait noté Emmanuel Burdeau, un remake du Dahlia noir, avec la même image conclusive : le corps supplicié de la victime, qui avait été au cœur de tout le film mais qui avait été caché au spectateur. Tout montrer semble plus que jamais l’obsession de De Palma, qui bafoue volontairement la morale des images et incluant dans un film de reconstitution et de simulation des images réelles de la population iraquienne martyrisée, sur l’air « E lucevan le stelle » de « La Tosca » de Puccini. Un point de non retour dans la carrière du cinéaste, qui semble désemparé aujourd’hui.

Nous écrivons cet article à Toronto le jour de l’anniversaire de Brian De Palma, qui fête ses 72 ans. Nous lui souhaitons un bon anniversaire et surtout nous lui demandons de nous surprendre encore. En bien si possible.

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11 Responses to Brian De Palma, suite et fin?

  1. LS says:

    Tu devrais écrire un ou deux mots sur “Furie”, que j’ai toujours préféré à “Carrie” dans le genre télékinésie, et qui concilie brillamment espionnage et fantastique. Avec une touche bien malade/morbide (le sort de Kirk Douglas ou de John Cassavetes).

    • J’y pense… Film magnifique en effet, morbide et politique aussi. Le seul extrait d’un film du cinéma américain contemporain dans les Histoire(s) du cinéma de Godard est Furie. Longtemps le film de De Palma préféré de ceux qui n’aimaient pas De Palma, parce qu’il est était considéré comme raté. Maintenant c’est Passion. No comment…

  2. Joël says:

    C’est Amityville: La Maison du diable (encore un choc adolescent quelques années après sa sortie en 1979) qui m’avait amené à Soeurs de Sang, via Margot Kidder. Malgré les références cinématographiques appuyées (Hitchcock, Powell), j’avais eu l’impression de regarder un téléfilm manquant de moyens et un peu daté, notamment du fait de l’usage de split-screens. Malgré ses nombreux défauts, ce film est assez troublant et annonce les thèmes que De Palma explorera avec plus de réussite par la suite.

  3. Joël says:

    Merci pour ces posts intéressants sur Brian De Palma, qui analysent de manière nuancée le travail d’un réalisateur parfois injustement décrié. Je suis juste surpris de voir que Pulsions tienne si peu de place ici, tant ce film m’a fait forte impression la première fois que je l’ai vu adolescent, impression qui ne s’est jamais démentie au fil des (re-)visionnages. C’est aussi par ce film que j’ai découvert Angie Dickinson et l’immense Michael Caine, mais aussi Nancy Allen qu’on retrouve également dans Carrie et Blow Out. Une sorte de film fondateur en ce qui me concerne, en somme.

  4. JG says:

    Oups, je suis idiot (et inattentif), je m’aperçois que tu en parles plus bas – et que tu as détesté, ce qui m’étonne et m’attriste… On en reparlera.

    • Cher Julien, j’avais déjà vu le film de Brian De Palma réalisé par Alain Corneau. Le film d’Alain Corneau réalisé par De Palma a été pour moi une expérience encore plus triste et douloureuse.

  5. JG says:

    Beau texte… Verras-tu à Toronto “Passion”, qui était la semaine dernière, la conclusion parfaite au festival de Venise ? Pas forcément un immense De Palma, mais un film extrêmement réjouissant et riche, dans la droite lignée de “Femme fatale”.

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